vendredi 28 mars 2008

Obama et la question de l'esclavage


Les adversaires d'Obama cherchaient la faille depuis plusieurs mois. La figure controversée du pasteur Jeremiah Wright, membre de l'église Trinity Church of Christ, qui avait marié Obama et baptisé ses filles, a ainsi été livrée en pâture à la presse américaine. Celle-ci, soudainement inquiète d'avoir été perçue comme trop favorable au challenger de Hillary Clinton dans la course à l'investiture démocrate, a largement diffusé des extraits de sermons du pasteur appelant, entre autres, les Africains-Américains à préférer s'écrier "Que Dieu maudisse l'Amérique" au lieu de "Que Dieu bénisse l'Amérique".

Obama ne s'est pas contenté de prendre ses distances avec les propos de son pasteur. Il a cherché, ce qui est toujours périlleux, à les mettre en perspective en montrant comment certaines de ses déclarations étaient caractéristiques d'une génération pour qui les lynchages, les discriminations, les inégalités envers les Noirs constituaient une mémoire vive, et non un chapitre d'histoire scolaire ou savante.

Il a donc écrit et prononcé le 18 mars un discours dont Le Monde vient de publier de larges extraits en français. Cette "adresse" est bien plus et bien mieux qu'une simple manière de se désolidariser publiquement d'un ami devenu encombrant. Alors qu'il avait jusque-là évité de se présenter comme un candidat "communautaire", il a résolument choisi de prendre de front la question du "péché originel" de l'esclavage. Il l'a fait en rappelant comment l'idée de l'égalité civile ne s'est imposée qu'au prix de luttes successives qui se sont déroulées sur le temps long de l'histoire. Il aura fallu un siècle, de la guerre de sécession aux combats des années 1960, et "des générations successives d'Américains" pour que soit comblé "le fossé entre les promesses de nos idéaux et la réalité de leur temps".

Les paroles d'Obama ne sont pas des paroles d'évangile. Elles n'ont pas l'inflexion lyrique de celles de Martin Luther King. Ce ne sont pas non plus celles d'un "beau parleur", une critique qui lui a souvent été faite. On peut en discuter le détail, l'équilibre fragile entre la reconnaissance des violences subies par la communauté noire et l'appel à l'unité nationale, cet "être américain" censé dépasser les clivages identitaires et sociaux. Tel quel, ce discours est exemplaire d'une réhabilitation du politique après les mensonges de l'ère Bush. Pourquoi nous intéressons-nous autant, en Europe et ailleurs, à cette pré-campagne électorale ? Sans doute parce qu'elle permet au débat politique de se hisser, de temps à autre, à une hauteur que nous n'avons pas connue ici depuis longtemps.

mercredi 12 mars 2008

Comment filmer un procès ?


Mardi dernier, la chaîne histoire a diffusé un documentaire intitulé Caméras dans le prétoire (Compagnie des Phares et Balises, 2008). Ce film est le résultat d’un travail collectif conduit sous ma responsabilité au sein de l’Institut des hautes études sur la justice. Pendant deux ans, avec Antoine Germa (historien), Rafaël Lewandowski (réalisateur) et Thomas Wieder (journaliste), nous avons observé, à partir d’exemples pris en Europe et aux États-Unis, les conditions légales, éthiques et techniques du filmage d’un procès, et l’impact éventuel de sa diffusion télévisuelle. Le film qui en a résulté a été produit grâce au concours de la Mission Droit et Justice du Ministère de la justice.

La première entrée d’une caméra dans un prétoire remonte à l’année 1945-1946, lors des procès intentés par les Alliés contre les criminels de guerre nazis et japonais à Nuremberg et à Tokyo, dans le cadre de tribunaux militaires internationaux créés spécialement à cette occasion. En France, les procès intentés récemment contre Klaus Barbie, Paul Touvier et Maurice Papon l’ont été dans des cours d’assises ordinaires.

Autorisés à pénétrer dans les tribunaux jusqu’en 1953, les photographes ne le furent plus ensuite. Depuis 1981, leur présence, comme celle des reporters de télévision, se limite au début et à la fin de l’audience, avant que ne commence l’interrogatoire et après que le verdict a été prononcé.

La loi n° 85-699 du 11 juillet 1985 « tendant à la constitution d’archives audiovisuelles de la justice » a constitué une première avancée, en autorisant l’enregistrement des audiences d’un procès lorsque celui-ci « présente un intérêt pour la constitution d’archives historiques de la justice ». Elle a été votée sur proposition du garde des Sceaux de l’époque, Robert Badinter, dans la perspective du procès de Klaus Barbie. Elle stipule que, dans les vingt ans qui suivent l’enregistrement, la consultation peut être autorisée lorsque la demande est présentée à des fins historiques ou scientifiques. Une fois ce délai écoulé, la consultation est libre, mais la reproduction ou la diffusion doit faire l’objet d’une autorisation pendant encore trente ans. Le décret 86-74 du 15 janvier 1986 en fixe l’application. La loi 90-615 du 13 juillet 1990 est venue alléger cette réglementation puisqu’elle autorise la reproduction et la diffusion de l’enregistrement des audiences des procès pour crimes contre l’humanité dès que ce procès a pris fin.
Depuis quelque temps, à l’initiative de leurs présidents, des cours ont autorisé le filmage de leurs sessions. Citons le film réalisé en avril 2003 par Joëlle et Michelle Loncol, L’Appel aux assises, centré sur les quarante-huit heures où les jurés fondent leur opinion avant d’annoncer leur sentence, ou bien encore le magazine « 3600 secondes », sur France 3, qui a consacré un de ses numéros à des comparutions immédiates au Tribunal de grande instance de Lyon. Au cinéma, Raymond Depardon a présenté en salles un film tourné dans l’enceinte de la 10ème chambre correctionnelle du tribunal de Paris, grâce à l’autorisation du président de la Cour d’appel, Jean-Marie Coulon.

La multiplication de ces initiatives pose le problème de l’aménagement de la loi pour définir le cadre général d’une réglementation nationale.

Avant de décider d’une politique globale d’équipement éventuel des salles de tribunal françaises d’un appareillage audiovisuel permanent et standardisé, et des conditions de la diffusion des images ainsi tournées sur un canal de télévision, il convient de s’interroger sur l’intérêt du filmage d’un procès pour la communauté nationale : l’image déforme, modifie ou même trahit-elle l’esprit de ce qui se passe dans un tribunal ? Pour ce qui nous concerne, nous pensons qu’elle est à même de restituer au mieux la richesse du rituel judiciaire, dans les rigidités comme dans les souplesses de fonctionnement de son espace public, et sous la réserve de l’établissement d’un cahier des charges rédigé en commun par des magistrats et des professionnels de l’audiovisuel.

Cela suppose, au moins dans un premier temps, que des réalisateurs expérimentés, comme celui du procès Touvier, soit associé aux discussions tendant à savoir où placer la caméra et comment effectuer, dans les conditions du direct, un mélange entre plusieurs sources. La contrainte de filmer en ne suivant que le cours de la parole s’avère extrêmement réductrice, car elle ne rend pas compte de la présence simultanée des différentes parties d’une audience, de leurs réactions, de leur confrontation permanente. Plusieurs caméras étant disposées dans la salle, c’est un montage des vues prises selon ces multiples axes qui rendra au mieux la dynamique de l’échange.

Raymond Depardon explique ainsi : « Je crois que la caméra joue le rôle d’une loupe. Elle re-concentre et re-dramatise ce qui, dans la réalité, est flou et dilué ». À la question de la perturbation éventuelle liée à la présence d’une équipe de télévision, il pense que « Le temps, la fatigue, jouent beaucoup en notre faveur. À un moment, les protagonistes oublient tout ». Ce dispositif technique de filmage n’est pas sans rappeler celui mis en œuvre à l’Assemblée nationale et au Sénat, dont certains débats sont diffusés en direct sur La Chaîne parlementaire. Dans les deux cas, nous avons affaire à des espaces publics fondés sur une instruction ou une discussion contradictoire. Cette transparence est salutaire car, au lieu de l’affaiblir, elle renforce les règles du débat démocratique.

vendredi 7 mars 2008

Nicolas ou Ali ? Le match des matinales d'Inter et de Culture

Depuis l'automne 2007, un match intéressant se déroule entre les matinales de France Inter et de France Culture. Ces tranches horaires, 7h-10h et 7h-9h sont en effet parmi les plus écoutées de la journée. Elles imposent aux stations de radio de trouver le bon animateur, capable d'accrocher l'attention de l'auditeur, au moment où la journée commence. Fidèle des stations publiques, je ne puis parler d'Europe 1 ou de RTL. De toute façon, le match évoqué en titre oppose au moins autant deux personnalités – Nicolas Demorand et Ali Baddou – que deux radios, Inter et Culture.

Pendant longtemps, la matinale de Culture a été animée par Jean Lebrun, un grand journaliste qui a formé plusieurs des jeunes voix de la radio, dont certaines, aujourd'hui, travaillent à la direction des programmes. Son empreinte était telle que ses successeurs ont souvent peiné à imposer leur style. Laure Adler a alors proposé à Nicolas Demorand de prendre en charge un 7/9 renouvelé.

Ce dernier fait partie de cette génération de Normaliens qui ont choisi d'abandonner enseignement et recherche (ici, la philosophie et les lettres modernes) pour se lancer dans le journalisme. Or ce qui le caractérise au premier abord n'est pas l'acquis des études qu'il a suivies mais quelque chose de précisément radiophonique : sa voix. Sérieuse et goguenarde à la fois, son parler est le plus souvent écrit et lu, mais sans que cela se "voie" si je puis dire. Une façon apparemment improvisée de dire des choses en fait très préparées, et cela dans un bon tempo.

Face à son invité principal, de 7h40 à 8h55, il ne cherche pas à se mettre en avant, et lui donne le temps de déployer sa pensée. Car il s'agit le plus souvent de chercheurs, d'intellectuels, d'artistes dont les ouvrages ou les œuvres ne sont pas "grand public" et qu'il faut pourtant accompagner pour leur permettre de se faire connaître du plus grand nombre. Et d'abord les respecter : Demorand est donc l'inventeur d'une formule de politesse particulière, un "Bonjour Monsieur" ou "Bonjour Madame" sans ajout du nom propre qu'il a indiqué auparavant (qui n'a pas entendu le candidat Nicolas Sarkozy contester ce "Monsieur", un peu trop anonyme à son goût, a raté un bon moment de radio).

La réussite de cette matinale a conduit Nicolas Demorand à être recruté par France Inter pour animer le 7/10. Sur Culture, c'est désormais Ali Baddou qui officie : d'un profil similaire (il est agrégé de philosophie et a également été repéré par Laure Adler), il le remplaçait déjà pendant les vacances.

Habitué à Demorand, tout en considérant avec bienveillance l'arrivée de Baddou, qu'allait donc faire l'auditeur désormais partagé entre les deux stations ? C'est là qu'intervient une autre donnée, essentielle : le formatage. Sur Culture, la linéarité du dialogue entre l'animateur et l'invité est interrompue régulièrement par cinq "rubriquards" et par les informations. Comme la plupart d'entre eux n'ont pas suivi l'exemple de Véronique Nahoum-Grappe – à savoir s'arrêter au bout d'un certain temps et passer la main à d'autres – et qu'il est incontestablement difficile d'avoir quelque chose d'intéressant à dire tous les jours, leurs créneaux peuvent être avantageusement utilisés pour aller sur Inter et suivre Demorand dans sa nouvelle émission.

Le 7/10 d'Inter est incomparablement plus fragmenté que l'est celui de Culture. Éditos, rubriques, infos, météo, trafic routier : le temps de parole de Demorand est finalement plus réduit alors que la matinale est plus longue. Ce paradoxe a une explication : les auditeurs règlent leur temps de réveil et de préparation au départ de leur foyer sur le timing de la grille. Avant de se dire en écoutant la chronique de Jean-Marc Sylvestre "tiens, encore un éloge du libéralisme", ils s'écrieront volontiers "déjà 7h22, on va être en retard". C'est la contrainte de cette matinale, que Demorand a su gérer en imprimant malgré tout son style, ne serait-ce que dans la manière d'introduire les uns et les autres, ou de passer de l'info à l'éditorial sans crier gare. Mais l'on ne peut s'empêcher de regretter que, par exemple, il n'ait pas plus de temps avec son invité, de 8h20 à 8h30, avant de passer aux questions des chers auditeurs de 8h40 à 9h.

Côté Culture, il me semble que le choix des invités dépend davantage qu'avant de l'actualité politique. Était-il vraiment nécessaire, la même semaine, de recevoir Éric Besson, Vincent Peillon et Dominique de Villepin ? Tant qu'Ali Baddou, qui n'hésite pas désormais à patienter sagement au Grand Journal de Canal + avant de réussir à imposer le ton décalé de son billet littéraire, recevra des auteurs étrangers comme Russell Banks, parlant dans leur langue, nous lui serons fidèles. Comme nous serons fidèles à Demorand.

Leur duo à distance nous impose donc une forme de zapping inédite, où il faut rapidement s'informer du nom de leurs invités respectifs pour choisir le moment d'aller vers l'un ou l'autre, ou bien laisser sa chance à l'un puis à l'autre pour savoir lequel offre la matière la plus intéressante, avant de passer à la Fabrique de l'histoire, le rendez-vous incontournable de 9h10.